191.
4 h 44 du matin. La nuit n’a pas encore terminé son œuvre.
Hormis quelques aboiements au loin de chiens somnambules, le dépotoir est tranquille.
Cassandre Katzenberg déambule seule entre les huttes de Rédemption.
Éclairée par la lune, elle observe la ligne de chance que lui a indiquée Esméralda.
Après quoi, déterminée, elle ramasse un tesson de bouteille et, appliquant la pointe tranchante dans sa paume, elle creuse et allonge sa ligne de vie.
Aucun futur n’est gravé dans la pierre, on peut toujours le réécrire par sa seule volonté.
D’un même élan, elle en profite pour allonger sa ligne de chance.
On a toujours le choix.
Dans sa main est désormais dessiné un arbre pourpre à deux branches.
Je n’ai pas peur du sang. Je n’ai pas peur de perdre l’intégrité de mon corps.
Mais ne peut retenir une grimace de souffrance. Elle fixe la carte sanglante.
Cette douleur me fera oublier celle de mes entrailles.
D’instinct, elle verse un peu de rhum sur les deux plaies béantes, ce qui la fait suffoquer. Puis elle ramasse un chiffon blanc, le détrempe avec l’eau de la carafe et se fait un pansement.
C’est moi qui décide de la suite de ma vie. Personne n’écrira mon avenir à ma place. Personne. Pas même mon code génétique, mon éducation, ou un destin maya gravé dans les cieux.
Cassandre Katzenberg va voir Orlando Van de Putte qui ronfle, enfoncé dans la pile de sacs qui lui sert de lit, puis Esméralda dont le visage est recouvert de tranches de concombres, Fetnat Wade qui a placé au-dessus de son lit une chauve-souris empaillée, Charles de Vézelay roulé en boule au milieu des piles de conserves sans étiquettes. Elle finit par Kim Ye Bin, endormi sur sa couchette, avec tous les écrans d’ordinateur encore allumés autour de lui, comme un enfant qui a peur du noir. Elle le regarde, immobile, en train de vivre des aventures sous ses yeux clos.
Elle remarque qu’il sourit. Elle espère que c’est grâce à elle qu’il est un peu plus heureux.
C’est un grand pouvoir qu’ont les femmes de rendre les hommes plus détendus et plus sereins.
Puis elle se dirige vers l’un des écrans.
Elle commence à tapoter sur le clavier. Ce qui ne semble pas gêner le sommeil du Coréen. Elle inscrit dans le moteur de recherche : « Statistiques mondiales. »
Pour voir le futur il faut déjà définir avec précision le point de départ. Mon frère aimait les chiffres, je dois pouvoir les utiliser aussi.
Puis elle note sur une feuille de papier la liste qui l’intéresse.
Voilà comment fonctionnait mon frère en mesurant et en donnant des chiffres précis plutôt qu’en restant dans le vague. Voilà l’étendue des dégâts.
Elle observe sa liste, pénétrée plus que jamais par la conviction qu’il faut ralentir voire stopper la croissance démographique et économique.
Puis elle fait une boule de ses notes et la jette dans la poubelle de Kim.
À nouveau son ventre se rappelle à elle. La protection, dont elle n’a pas l’habitude, la gêne mais elle n’ose l’enlever.
Pourquoi ai-je si mal ?
Elle finit par trouver une réponse qui la satisfait.
Mon ventre me dit qu’il est prêt à enfanter mais qu’il est malheureux de ne pas avoir été fécondé. Alors il me punit. Mon corps veut m’inciter à faire l’amour…
Elle regarde Kim Ye Bin.
Avec lui ?
Le jeune homme bouge et se retourne, sans cesser de sourire dans son sommeil.
Il est beau. Il a un corps attirant. Une belle bouche. De belles mains.
À la pension, les filles disaient qu’en regardant la forme des doigts d’un homme, on pouvait en déduire la forme de son sexe.
Elle sourit.
Elle n’ose regarder de plus près les mains de Kim.
Peut-être qu’il rêve de moi. Peut-être que cela l’excite. Peut-être qu’il m’imagine en train de faire l’amour avec lui. Peut-être qu’il me voit dans une tenue sexy, en train de le caresser et de l’embrasser.
Étonnamment, cette pensée l’apaise.
Il rêve de moi, j’en suis sûre. Il a compris que j’étais quelqu’un d’extraordinaire et il me désire plus que tout au monde. Depuis qu’il me connaît, sa vision des femmes a changé.
Il m’a détestée mais maintenant il m’admire secrètement. Il est prêt à tous les sacrifices pour me faire plaisir. Il ne faudra pas que je m’abandonne trop vite, néanmoins. Mais que je me fasse désirer pour que son envie soit au maximum. Une cour en bonne et due forme me plairait. Au début, je serai choquée et je lui dirai non. C’est notre rôle de dire non, sinon on passe pour des filles faciles et les hommes ne nous apprécient pas. Ça, je le sais au fond de moi. Ce sont toutes les femmes que j’ai été dans mon karma qui me le disent. Et tous les hommes que j’ai été me le confirment. Il me faut jouer un peu la salope, ils adorent ça. Il insistera. Je lui dirai que je souhaite que nous restions amis, sans aller plus loin… pour voir s’il tient à moi. Après, je me montrerai injuste envers lui. J’arriverai en retard à nos rendez-vous. Je lui ferai des reproches injustifiés, pour voir s’il tient toujours à moi malgré tout. Puis je le ferai patienter. Il devra languir, me désirer énormément et souffrir. Un peu.
Cassandre se recroqueville, perforée par un nouveau spasme.
En devenant une femme, mon corps rentre dans un système de cycles comme ceux de l’agriculture. Une graine doit être plantée pour qu’il y ait récolte. C’est forcément une femme qui a inventé la révolution néolithique il y a 11 400 ans, dans la vallée du Jourdain. C’est donc une femme qui a inventé la futurologie.
Cassandre se mord les lèvres.
Bon sang, j’ai vraiment très envie de faire l’amour. Ce sont peut-être mes lunaisons, toute la machinerie hormonale s’est réveillée. Ma peau est plus sensible. Je sens la pointe de mes seins qui a durci.
Tout ça c’est sa faute.
Elle se penche au-dessus de Kim, dont le visage luit dans la pénombre.
Pourvu que ce ne soit pas un éjaculateur précoce. Il paraît que les jeunes sont tellement émotifs qu’ils ne savent pas durer. Manquerait plus qu’il termine sa courbe de plaisir au moment où je commence la mienne.
Elle secoue la tête.
Et s’il n’arrive pas à bander parce que je l’impressionne trop ? Il faudrait peut-être qu’en prévision je demande à Fetnat une de ses potions miracles qui remplacent le Viagra. Je dirai juste à Kim « Détends-toi, chéri, je vais te faire un drink » et voilà. Et puis je sortirai une petite blague pour détendre l’atmosphère. Celle des deux limaces qui… Non pas celle des limaces… plutôt celle des deux girafes.
Elle se caresse les cheveux.
Quand nous aurons fini de faire l’amour, il ne faudra pas qu’il croie que tout est acquis et que je lui appartiens. Je vais devoir lui signifier que je suis une femme libre.
Ah ça, Esméralda a complètement raison, les hommes sont toujours dans la possession : « ma femme », « mon chien », « ma fortune ». Et dès qu’ils considèrent que les êtres ou les choses leur appartiennent définitivement, ils partent à la conquête de nouvelles proies.
La jeune fille reste un instant songeuse.
Il ne faudrait pas non plus que je sois le genre de fille juste bonne pour un soir et qu’après il m’oublie. Comment éviter cela ?
Elle réfléchit.
Je ne vois qu’une solution. Il faudrait que je sois encore plus inaccessible. Il faut qu’il rampe à mes pieds, qu’il me supplie. Là au moins il ne sera pas tenté de me jeter. Il faudra qu’il m’offre une bague.
Elle visualise l’objet et sa main ainsi ornée.
Après, il ne faudra surtout pas qu’il s’accroche trop. Un type tout le temps collant, ça doit être lassant.
Elle ferme les yeux.
Ensuite on refera l’amour. Et ça sera forcément mieux la deuxième fois. Mais il n’y aura pas de troisième fois, pas d’habitudes. Je lui dirai un mot gentil, « alors, heureux ? » peut-être. Et il faudra qu’il parte, je ne veux pas rester à côté de lui pour dormir, la première fois.
Après… après on gérera la relation. Je lui indiquerai les grandes lois pour pouvoir vivre avec moi. Interdit de péter dans la chambre. Interdit de cracher. Interdit de fumer. Interdit de boire. Quand on dort avec moi, on reste blotti toute la nuit, on ne se lève pas pour aller jouer à l’ordinateur, même si on a des insomnies.
Elle sourit.
Je lui donnerai tout mon amour.
Je trouverai un métier, au pire j’accepterai le boulot d’astrologue que me propose Graziella. Je raconterai un avenir de pacotille aux gogos qui ont besoin d’être rassurés.
On travaillera et on s’aimera le jour, et on sauvera le monde la nuit. Personne ne le saura. Comme les superhéros des bandes dessinées.
Après on aura trois enfants.
Son sourire s’évanouit d’un coup.
Et s’il se lasse ? S’il finit par en avoir marre de moi ?
Et si, à force de me voir tous les jours, il ne m’appréciait plus ? Si mes grossesses déformaient mon corps et me rendaient moins attrayante à ses yeux ?
S’il ne voyait chez moi que mes défauts ?
Et s’il me trompe avec une fille plus jeune qui lui fasse des choses sexuelles qui me répugneraient ?
Je crois que je ne supporterais pas ça. Tant pis. Mieux vaut pour l’instant renoncer à toute relation tant que je ne suis pas sûre qu’il ne risque pas de revenir avec cette garce qui serait forcément plus perverse que moi.
À nouveau, son ventre lui fait mal et Cassandre rentre dans sa hutte pour reprendre des cachets de Doliprane.
Ah le salaud ! Quand je pense à tout ce que je voulais lui faire comme bien. Je voulais lui donner mon cœur alors que lui n’a qu’un sexe à la place du cerveau. Il fallait vraiment qu’il gâche tout alors que notre relation aurait pu être si pure et si belle.
La jeune fille aux grands yeux gris clair se recouche dans son lit à baldaquin avec ses poupées. Mais elle n’arrive pas à trouver le sommeil, les yeux grands ouverts sur la bâche qui lui sert de plafond.